Chacun de nos pas se succède naturellement, sans même que nous y prêtions attention. Et pour cause : à l'instar des saints céphalophores, ou à l’image de l’œuvre de Rodin « L’homme qui marche », c'est la moelle épinière, bien plus que le cerveau, qui orchestre notre locomotion. Des recherches menées à l'Institut de Neurosciences de la Timone (AMU/CNRS) par l'équipe du Dr. Frédéric Brocard ont révélé le rôle central des canaux sodiques Nav1.1 et Nav1.6 dans l'automatisation de la marche. Cette avancée scientifique, publiée dans « Cell Reports », éclaire d'un jour nouveau les mécanismes qui sous-tendent notre locomotion.
Ce qu'il faut retenir :
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Le réseau locomoteur spinal, responsable de notre locomotion
Il existe un réseau de neurones localisé dans la moelle épinière, appelé réseau locomoteur spinal, qui est responsable de notre locomotion. Ce sont ces neurones, dotés de propriétés non-linéaires, qui façonnent et adaptent notre commande motrice à l’environnement ou à nos besoins. Grâce à ces propriétés, les interneurones, ceux qui se situent entre deux neurones, oscillent de manière autonome pour initier et réguler notre rythme de marche. De même, les motoneurones, qui transmettent la commande motrice aux muscles, présentent un comportement non-linéaire dit bistable, qui leur permet de maintenir une activité prolongée suite à une stimulation brève, régulant ainsi la durée de la contraction musculaire. Au cœur de cette dynamique se trouve le « courant sodique persistant » ou INAP. Bien qu'essentiel aux propriétés non-linéaires, les canaux ioniques responsables de ce courant restent méconnus.
Nav1.6 et Nav1.1 : des canaux sodiques essentiels pour se mouvoir
Pour les identifier chez la souris, les scientifiques ont développé diverses approches génétiques, immunohistochimiques*, électrophysiologiques et comportementales. Le canal sodique Nav1.6 s'est révélé être un acteur majeur de INAP chez les motoneurones. Il est principalement situé au début de l'axone moteur, responsable de la distribution des nerfs dans les muscles. Sans lui, les propriétés non-linéaires des motoneurones s'évanouissent, entraînant une parésie des membres, c’est-à-dire une paralysie partielle ou légère, se manifestant par une diminution de la force musculaire. Cela rend difficile la capacité de l’animal à se mouvoir. Cette observation souligne le lien étroit entre le tonus musculaire, le canal Nav1.6 et les propriétés électriques bistables des motoneurones.
Quant au INAP des interneurones, il se différencie de celui des motoneurones. Il ne dépend pas exclusivement du canal sodique Nav1.6, mais aussi du Nav1.1. Sa co-expression avec Nav1.6 a été confirmée par immunohistochimie**. L'absence de ces deux canaux paralyse la moelle épinière et l’empêche de générer un rythme locomoteur, illustrant l'importance vitale de ces canaux dans notre capacité à nous mouvoir.
Mieux comprendre certains déficits moteurs
Cette étude éclaire davantage les mécanismes neurophysiologiques régissant la locomotion. Bien que naturelle et automatique en apparence, la marche est le fruit d'une symphonie moléculaire et neuronale complexe dans laquelle les canaux sodiques Nav1.1 et Nav1.6 prennent toute leur part. Cette avancée scientifique pourrait permettre de mieux comprendre la cause de certains déficits moteurs et ouvrir la voie à de nouvelles thérapies visant à les réduire.
Comprendre via le schéma : Ce schéma illustre la localisation des interneurones et des motoneurones dans la moelle épinière d’une souris. Il met en évidence la répartition spécifique des canaux sodiques Nav1.1 (en bleu) et Nav1.6 (en violet), sur ces deux types de neurones.
Pour l’interneurone, les canaux Nav1.1 et de Nav1.6 sont présents en quantités égales. Cette configuration permet aux interneurones de produire des oscillations régulières, essentielles pour contrôler et réguler le rythme de marche chez la souris.
Concernant les motoneurones, le canal Nav1.6 est plus abondant. Cette prédominance des canaux Nav1.6 joue un rôle clé dans l'interaction des motoneurones avec les muscles, facilitant leur contraction soutenue Cette action contribue à maintenir le tonus musculaire nécessaire pour le mouvement et la stabilité du corps de la souris lors de son déplacement.
*immunohistochimie : une technique de détection des protéines dans un tissu en utilisant des anticorps purifiés spécifiques de la protéine recherchée. Les anticorps sont rendus détectables par leur combinaison avec un fluorochrome, avec une peroxydase ou bien avec des molécules denses aux électrons pour la microscopie électronique.
Référence : Persistent Nav1.1 and Nav1.6 currents drive spinal locomotor functions through nonlinear dynamics. Drouillas B, Brocard C, Zanella S, Bos R and Brocard F. Cell Reports. 2023.
Article publié le 4 décembre 2023.