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Injection de drogues, l’espace public en témoin

Dans un contexte de projet d’ouverture d’une salle de consommation à Marseille, Marie Dos Santos, sociologue au SESSTIM, revient sur le projet EPOSIM qui donne l’opportunité aux personnes usagères de drogues de témoigner de leurs conditions de consommation actuelles à travers la prise de photos. 

Temps de lecture : 7 minutes

Le projet d’ouverture d’une salle de consommation à Marseille est une idée récurrente depuis 1995 et encore d’actualité aujourd’hui qui suscite à la fois des attentes de la part des usagers, mais rencontre aussi des résistances. Dans un contexte de méconnaissance des réalités vécues par les personnes usagères de drogues, une enquête qualitative autour de l’injection dans l’espace public et des enjeux d’une salle de consommation à moindres risques a été lancée début 2020 par le laboratoire Sciences économiques et sociales de la santé & traitement de l’information médicale (SESSTIM), en collaboration avec les associations marseillaises ASUD Mars Say Yeah, Le Tipi et Nouvelle Aube : le projet EPOSIM, ou Etude préliminaire à l'ouverture d'une salle d'injection à Marseille.

Qu’est-ce qu’une salle de consommation à moindre risque ?

Une salle de consommation est un lieu qui offre des conditions adaptées afin de favoriser des pratiques sécurisées en présence de personnel médico-social, tout en ayant accès à du matériel spécifique et stérile. Ce n’est pas un lieu de deal, les produits ne sont pas fournis sur place. Chaque personne doit déclarer, lors de son arrivée, ce qu’elle compte consommer et en quelle quantité. Cela peut permettre de mieux comprendre les pratiques d’usage.

Le fonctionnement d’une salle de consommation à moindre risque peut comporter des protocoles variés qui s’adaptent aux spécificités et modes de consommation locaux. Elle concerne la plupart du temps une consommation par injection, mais cela peut aussi être par inhalation. Cette capacité d’adaptation permet de s’inscrire dans un continuum d’accompagnement des personnes usagères de drogues. Lors de l’ouverture d’une salle de consommation, ce qui a été constaté à Paris ou bien Strasbourg en 2016, c’est qu’il s’agissait d’un nouveau public qui n’était pas pris en charge dans les autres structures. A Strasbourg par exemple, il y avait une méconnaissance du nombre d’injecteurs de cocaïne. Lorsque la salle a ouvert, elle a accueilli beaucoup de personnes qui ne s’étaient jamais rendues dans d’autres types de structures de soutien. Cette découverte de nouveaux publics a permis la création d’actions spécifiques adressées à ces personnes extrêmement marginalisées et qui n’avaient pas d’endroit où se rendre jusqu’alors. 

Ouvrir à Marseille pour répondre à des spécificités locales    

Il existe certaines spécificités marseillaises qui rendent nécessaire l’ouverture d’une salle de consommation. Les données épidémiologiques effectuées dans le cadre de COSINUS (Cohorte pour l’évaluation des facteurs structurels et individuels de l’usage de drogues), une évaluation des salles de consommation à moindres risques de Paris et de Strasbourg, commandée par la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives à l’Inserm en 2021, ont révélé une forte prévalence des pratiques d’injection, ainsi que de l’hépatite C chez les usagers de drogues. Ces facteurs inquiètent et motivent les acteurs de la réduction des risques liés à l’usage de drogues quant à la nécessité d’ouvrir un tel dispositif. 

Contrairement à Genève, par exemple, où la consommation de drogue se fait en « scène ouverte », c’est-à-dire en plein lieu public, la consommation à Marseille se déroule principalement dans les interstices de l’espace public (parking, local poubelle, entre deux voitures, dans les toilettes publiques…). Les personnes usagères de drogues peuvent être sans-domicile ou alors cacher leur pratique aux personnes avec qui elles vivent, ce qui entraine une obligation de consommer à la va-vite dans l’espace public. Les entretiens réalisés avec les personnes participant au projet EPOSIM révèlent que ce n’est jamais un choix de consommer dans l’espace public, mais plutôt une réponse au manque d’endroits qui seraient plus propices. 

Distribuer du matériel d’injection stérile

Cette pratique de consommation dans les interstices de la ville, parfois insalubres, mène à un paradoxe entre l’utilisation d’équipements stériles et les conditions d’injection. Depuis 1995, à Marseille, les associations distribuent gratuitement et anonymement du matériel d’injection stérile en réponse à la lutte contre le VIH. Cette distribution peut avoir lieu directement auprès des associations, mais aussi via des distributeurs ou même par voie postale. Tout est fait pour rendre l’accès plus facile aux personnes concernées, afin qu’elles puissent consommer dans de meilleures conditions. 

Mais cette distribution reste paradoxale puisque malgré la volonté de sécuriser la pratique par l’utilisation de matériel stérile, les personnes n’ont aucun endroit où consommer dans des conditions d’hygiène satisfaisantes. Cela fait partie des injustices structurelles dont sont victimes les usagers de drogues. 

Témoigner grâce à la méthode photo-voix    

Le projet EPOSIM a utilisé la méthodologie photo-voix, une méthode fréquemment utilisée lors de recherches communautaires et participatives auprès de populations précaires et vulnérables. La prise d’image est un moyen de recherche accessible aux participants, qui complète la parole. Les contributeurs participent activement à la création des données et à la transmission au sein de leurs communautés pour sensibiliser l’opinion.

Concrètement, lors d’un premier atelier, des appareils photos sont distribués aux participants qui reçoivent des conseils d’utilisation et de prises de photos de la part d’un photographe (flash, cadrage, etc.). Ils sont également amenés à penser la photo de façon anonyme, sécuritaire et éthique afin de ne pas se mettre en danger ou bien être reconnus. Ils repartent ensuite avec l’appareil et ne reviennent vers les chercheures que plusieurs semaines, voire plusieurs mois plus tard, lorsque la pellicule est remplie. La chercheuse se charge ensuite de faire développer les photos que chaque participant découvre et lui raconte lors d’un entretien. Enfin, lors de la dernière étape, l’ensemble des photos prises sont mises en commun devant le groupe qui en discute. L’analyse collective peut mener à la préparation d’une exposition ou d’une parution de dossier dans une revue. L’aspect communautaire se retrouve lors d’une valorisation par ateliers collectifs suite au projet. 

Au-delà de la photo simplement exposée, chaque photo raconte une histoire, un message que le participant souhaite faire passer. Prenons, pour exemple, une photo qui montre la place des Réformés, à trois minutes à pied de l’endroit où il a été question d’ouvrir une salle de consommation à Marseille.

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Le photographe raconte qu’on y voit les trams, les passants ou encore les voitures, mais que personne ne voit les personnes qui s’injectent. Comme si elles n’existaient pas. C’est, entre autres, ce phénomène d’ignorance de la part des riverains qui peut expliquer leur opposition au projet, puisqu’ils ne voient pas ces pratiques dans leurs quartiers. 

Un projet pour sensibiliser, mais un changement encore long

La loi n° 70-1320 du 31 décembre 1970, qui réprime l’usage des drogues en France, a participé à la création de conditions de violence et de grande précarité auprès des personnes usagères de drogues. Malgré les initiatives et méthodologies innovantes, les recherches participatives ou encore le maillage fort d’associations qui permettent la communication entre les chercheurs et les participants, la législation reste toujours défavorable aux usagers. Quand bien même la science a déjà montré l’efficacité de la réduction des risques. Par exemple, le taux de contamination au VIH pour les usagers de drogues dans les années 80-90 était très important. Suite à la mise en place du programme d’échange de seringues, celui-ci est désormais reconnu comme un des dispositifs de santé publique les plus efficaces. 

Nous savons que les changements sont lents, et qu’ils ne sont pas uniquement liés à l’avancée de la recherche. Il est donc impossible de garantir que la participation à ce projet va révolutionner les conditions de consommation des participants. Mais, par le biais de cet outil créatif, la photo, ils ont tout de même l’occasion de sensibiliser l’opinion, tout en entamant un processus de réflexion sur leur propre pratique de consommation, les conditions, le poids du regard de la société… Le photo-voix ne change pas le monde, mais le processus de créativité reste émancipateur. 

Contact à ajouter
Nom
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Dos Santos
Prénom
Marie
Fonction
Fonction
Sociologue au laboratoire Sciences économiques et sociales de la santé & traitement de l’information médicale (AMU/IRD/Inserm)
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